Un Éclat de Givre :

 

« Le projecteur m’aveugle, la salle est plongée dans le noir plus qu’aucune que j’aie connue. Avec ma nouvelle maigreur, je flotte presque dans la chemise de Damien. Je le sais dans mon dos, mon fidèle pianiste, les doigts effleurant déjà son clavier. Ce soir nous interprétons un extrait de la Frost Scene, un air baroque tiré d’un semi-opéra de Purcell, une œuvre intrigante où ne peuvent chanter que des êtres surnaturels. Ce soir, j’incarne l’Esprit de l’Hiver. Réveillé malgré moi par les hommes, j’implore qu’on me rende au gel et à la mort. Le trac me noue la gorge. Damien, derrière moi, attend un geste, un signe convenu entre nous, pour lancer les premières notes. J’essaye de déglutir. La salle est plongée dans un tel silence, que j’en viens à me demander si nous avons du public. La chaleur et l’humidité rendent l’air de la cave tellement moite, qu’on croirait se détremper rien qu’en restant debout, là, sans bouger. Je ferme les yeux. Et j’invoque l’hiver.

Je sens la lumière pulser sous mes paupières closes. Peu à peu, ce n’est plus le spot du bar qui m’éblouit, c’est le soleil sur la neige. Avant même de lâcher une note, je convoque les songes glacés de mon enfance, je suis Kay et j’erre dans les salles immenses du palais de glace, je suis une infime silhouette humaine perdue sur le fleuve gelé de Saint-Pétersbourg… Soudain je pense à Tess, presque malgré moi. Un éclat de givre me poignarde le cœur. Dans un état second, je lance Damien d’un signe. Et je me mets à chanter.

L’air de la Frost Scene est un chant de renoncement, une respiration qui s’épuise, un gel qui gagne les membres. Et tandis qu’il s’avance, je songe à Tess. Le jour où elle m’a dit qu’elle ne serait jamais amoureuse. Le jour où elle m’a annoncé qu’elle aimait quelqu’un. Celui où elle m’a parlé de son départ. La nuit d’avril sur le toit de mon immeuble. Le matin où elle est partie. Je suis le génie de l’hiver et le froid me tétanise, cristallise le long de mes veines. Je remonte le temps, toujours plus loin, jusqu’à notre enfance, le cœur brillant, translucide, de mes premiers souvenirs avec Tess. À l’époque où nous étions heureux, sans arrière-pensée. Les longs hivers d’alors, les batailles de boules de neige sur la butte Montmartre, parmi les sarments de vignes bruns, dépouillés de leur robe de feuilles et de vrilles. Le rire de Tess quand son projectile s’écrasait sur mon visage rougi. Son rire cristallin qui me fait mal et que j’ai tellement regretté. Le froid se propage dans tout mon corps, mon sang se glace comme un fleuve en janvier, mes doigts se figent. Seule ma voix résiste encore, les notes vibrent, chacune plus claire, plus pure que la précédente. Plus épuisante aussi. Je n’ai jamais dit adieu à Tess. Jamais avant ce soir. Dans ce bar, cette nuit. Le projecteur grésille, la lumière faiblit, à peine. Une femme me fixe dans le public, immenses yeux sombres, mon cœur s’arrête, repart à contretemps. La mélodie monte dans le suraigu, je ne suis pas un haute-contre, ma voix s’éraille et peine à monter aussi haut. Alors je charge en émotion, j’assume ma faiblesse, la mêle à mon chant. Le gel me saisit la gorge. La femme dans le public a les yeux de Tess. C’est impossible, mais jusqu’à ce que finisse l’aria, je me convaincs qu’elle est Tess, qu’elle est revenue m’écouter. Le projecteur regagne en intensité. La salle s’évanouit à nouveau dans l’ombre. Tess n’est pas là, je l’ai rêvée. Ma voix meurt et je lâche la dernière note. L’air est achevé, ma tête retombe. Des applaudissements crépitent, je crois, je ne sais pas vraiment. Damien me passe un bras sur l’épaule.

— Bravo, me glisse-t-il à l’oreille.

Est-ce que lui au moins a compris ce que je suis allé chercher ce soir ? Mon corps aminci tremble en pleine canicule. Mon pianiste me serre contre lui, pour me communiquer sa chaleur. Les lumières se rallument dans la salle. Les spectateurs applaudissent encore. Certains se sont carrément levés de leur siège. C’est un triomphe. Damien me frictionne jusqu’à ce que je cesse de trembler.

— Viens, décide-t-il, tu as besoin d’un verre.

Ensemble nous fendons les rangs de mes nouveaux admirateurs. Je m’appuie sur mon pianiste, trop paumé pour savoir si je suis content, si je suis soulagé. »

Un Éclat de Givre

Estelle Faye